- TIEPOLO (LES)
- TIEPOLO (LES)Giambattista (1696-1770), Giandomenico (1727-1804) et Lorenzo Baldissera (1736-1776) sont les figures dominantes d’une famille vénitienne de peintres, de dessinateurs et de graveurs, les Tiepolo. Le père, Giambattista, surpasse les autres par l’ampleur de son génie.Chargé de découvrir un artiste pour décorer le Palais royal de Stockholm, le ministre suédois des Beaux-Arts, le comte Carl Gustav De Tessin, écrivait au roi en 1736: «Et puis il y a Tiepolo, appelé Tiepoletto, fait sur mesure pour nous [...] il est plein d’esprit, et s’adapte à tout; il a une ardeur inépuisable, des couleurs éclatantes, et il est d’une rapidité incroyable: il a déjà terminé un tableau quand un autre en est encore à mêler ses couleurs.» Cela montre à quel point le peintre était renommé de son vivant, et que son langage avait acquis droit de cité en Europe.Exaltée par ses contemporains, l’œuvre de Giambattista Tiepolo ne résista pas au choc de la polémique néo-classique. Témoin le jugement sévère de Winckelmann: «Tiepolo fait plus en un jour que Mengs en une semaine, mais celui-là est oublié à peine vu, alors que celui-ci est immortel.» La critique ne reconsidéra sa position concernant l’apport créateur de Tiepolo qu’à partir de la fin du XIXe siècle, pour se montrer, jusqu’à l’époque actuelle, de plus en plus favorable à l’artiste. Les artisans de ce changement ont été notamment F. H. Meissner, H. de Chennevières, H. Modern, P. G. Molmenti, E. Sack, A. Morassi.Giambattista TiepoloDe l’académisme au rococoGiambattista naquit à Venise. Il était fils d’un marchand, Domenico Tiepolo, et d’une certaine Orsetta. Il fréquenta l’atelier de Gregorio Lazzarini et suivit ensuite les leçons de Federico Bencovich et de Giambattista Piazzetta. Il débuta à dix-neuf ans, dans l’église de l’Ospedaletto de Venise, avec le Sacrifice d’Abraham , qui se caractérise par une graphie tranchante et par une couleur dense tirant sur le marron, et le Passage de la mer Rouge . Cette œuvre, que l’on peut probablement identifier comme faisant partie aujourd’hui d’une collection particulière de Venise, fut «applaudie» à la foire de San Rocco; elle se distingue par le style heurté et vigoureux des éléments représentatifs. Inscrit à la Fraglia, corporation des peintres vénitiens, à partir de 1717, il épousa deux ans plus tard Cecilia Guardi, la sœur des peintres Gian Antonio, Francesco et Nicolò. C’est de l’année 1719 que date la Répudiation d’Agar ; cette toile appartient à la collection Rasini de Milan, et c’est la première œuvre signée et datée de Giambattista. Elle marque un relâchement de la tension dramatique qui est encore plus prononcé dans la Madone du Carmel de la pinacothèque de Brera à Milan (1720), du fait d’une structure monumentale baignant dans une lumière plus ténue et plus diffuse, et dans le Martyre de saint Barthélemy , dans l’église vénitienne de San Stae (vers 1721), qui joint à une mise en page alerte un tissu chromatique plus varié et plus animé. Avec l’Allégorie du palais Sceriman à Venise, signée et datée de 1723, Giambattista aborde pour la première fois la technique de la fresque ; il y fait preuve de dureté dans le modelé des formes, et il exagère parfois les effets de perspective. Stimulée par les exemples de Sebastiano Ricci et de Lodovico Dorigny, la vocation de l’artiste pour le décor et la recherche des espaces trouvèrent ultérieurement une confirmation dans la Crucifixion de Burano (1722-1723) et dans l’Apothéose de sainte Thérèse , de l’église vénitienne des Scalzi (Carmes déchaussés), de 1725. En cette même année, ou au début de l’année suivante, il exécute la décoration du palais Sandi à Venise. Il y peint, au plafond, la Force de l’Éloquence , et trois toiles mythologiques, actuellement dans la collection Da Schio de Castelgomberto, qui montrent l’admiration qu’il nourrissait pour Véronèse. De 1726 à 1730, Tiepolo travaille à Udine, couronnant avec bonheur son effort pour s’émanciper du style académique et pour s’ouvrir au rococo. Après les essais du grand escalier du Palais patriarcal, aujourd’hui archevêché (Chute de Lucifer et Scènes de la Genèse ), et de la cathédrale (Chœur des anges , Sacrifice d’Abraham et Agar dans le désert au plafond, Abraham et les anges , Rachel cachant les idoles et Sarah et l’ange sur le mur de droite), le langage de Tiepolo possède des accents absolument neufs, dans l’harmonie argentée de la couleur, les emprunts naturalistes et l’agitation des personnages. C’est en effet seulement en sortant de Venise et en travaillant dans un milieu différent que Giambattista pouvait se libérer des empreintes les plus tenaces de son milieu d’origine et des entraves littéraires. C’est précisément à Udine qu’il trouva une matrice pour son style qui, tout en se glissant dans le sillon de l’héritage spirituel vénitien, revêtait une dimension européenne de tonifiants emprunts «modernes». Après avoir exécuté, toujours au Palais patriarcal d’Udine, la fresque du Jugement de Salomon , qui annonce déjà l’orientation théâtrale de l’artiste, il part pour Milan. Il y décore de fresques le palais Archinto (il s’agissait des plafonds de cinq salles, détruits en 1943) et le palais Casati Dugnani. Dans ce dernier édifice, il représenta la Magnanimité et Générosité de Scipion , Sophonisbe recevant le poison d’un envoyé de Massinissa et les allégories de l’Abondance et de la Puissance ; il fait preuve dans ces œuvres d’un penchant pour l’emphase et le mélodrame et d’une grande complaisance pour les situations pathétiques. Aussitôt après (1732-1734), il travaille à Bergame, dans la chapelle Colleoni, et à Vicence, à la villa Loschi-Zileri Dal Verme di Biron. Ensuite, il se rend de nouveau dans la capitale lombarde (1737), où il orne de fresques la basilique Sant’Ambrogio (un des trois épisodes a été endommagé lors de la Seconde Guerre mondiale). En 1739, il termine la décoration du plafond de l’église Santa Maria dei Gesuati à Venise (l’Institution du rosaire au centre, la Gloire de saint Dominique et l’Apparition de la Vierge à saint Dominique dans la partie supérieure des deux murs), qui offre un jeu de plans très hardi, d’un ton presque surréel. Cette tendance au drame et à l’hallucination, dans laquelle on reconnaît la leçon de Rembrandt, atteint son maximum dans les deux Scènes de la vie de Jésus de la Kunsthalle de Hambourg et surtout dans le Triptyque de la Passion de l’église de Sant’Alvise à Venise, remarquables pour la saveur des empâtements, accentués par la lumière. En 1740, Giambattista est appelé pour la troisième fois à Milan, où il décore le palais Clerici. Le sujet choisi est La Course du char du Soleil dans l’Olympe , pièce pittoresque qui, par sa composition élégiaque, son souffle aérien et sa palette ensoleillée, doit être rangée parmi ses chefs-d’œuvre. De retour à Venise, il travaille à plusieurs reprises (1740-1744) au plafond de l’école des Carmes. La toile centrale représente La Vierge du Carmel apparaissant au bienheureux Simon Stock et les huit compartiments latéraux des Anges et des Vertus . Le langage du peintre prend un ton d’une aristocratique beauté, exalté par la valeur sensuelle de la matière. En 1742, Giambattista exécute la décoration de la villa Cordellina de Montecchio Maggiore (scènes historiques et allégoriques), en perfectionnant le classicisme et en forçant au maximum le registre de la lumière. Peu après, il termine le plafond de l’église vénitienne des Scalzi, avec le Transport de la maison de la Vierge de Lorette , œuvre détruite en 1915. Les esquisses qui se trouvent à la galleria dell’Academia de Venise et dans la collection Rosebery de Londres témoignent du bonheur de l’inspiration, animée par une disposition en spirale et par une couleur douce et légère. Vient ensuite le style célèbre du palais Labia à Venise (env. 1744-1745), inspiré de l’histoire d’Antoine et Cléopâtre. Aidé de son fidèle quadraturista Gerolamo Mengozzi Colonna, Tiepolo crée des décors prodigieux, avec de fausses perspectives architecturales et des jardins qui multiplient les espaces, comme dans une pastorale; la gamme des couleurs, aujourd’hui atténuée par l’usure du temps, était vive et argentée. La composante satirique et désacralisante du message figuratif de Giambattista, que l’on peut reconnaître dans ce palais Labia et dans des épisodes précédents (Sarah et l’ange à l’archevêché d’Udine, Alexandre et Campaspe au musée de Montréal, Danaé et Jupiter à l’université de Stockholm), explose violemment, corroborée par des notations de mœurs, dans le Consilium in arena (1749-1750). Cette œuvre se trouve au Museo civico d’Udine, et certains critiques voudraient l’attribuer à Giandomenico. En réalité, il s’agit d’une des plus hautes réalisations de Giambattista et elle marque les débuts de l’activité de son fils.Le peintre des cours européennesÀ la fin de 1750, Tiepolo, accompagné de ses enfants Giandomenico et Lorenzo, s’installe à Würzburg ; il y restera trois ans pour décorer la résidence du prince-évêque Karl Philipp von Greiffenklau. Dans la Kaisersaal, il représente Apollon conduisant à Frédéric Barberousse son épouse Béatrice de Bourgogne , les Noces de Frédéric Barberousse et l’Investiture de l’évêque Harold ; au plafond de l’escalier monumental, l’Olympe et les quatre Continents . L’impétuosité du style pictural (remarquable en particulier dans les délicieuses esquisses réparties entre les musées de Stuttgart, de New York et de Boston, et la collection Wrightsman de New York), les trouvailles relatives au décor et à l’iconographie, accompagnées d’une architecture stimulante, et la richesse de la texture chromatique donnent incontestablement à ces deux ensembles picturaux une place de premier plan. Le séjour en Allemagne facilita la rencontre des thèmes des poèmes de chevalerie, que Tiepolo développa selon l’optique romantique dans une série de précieuses peintures (pinacothèque de Munich et Art Institute de Chicago), mais surtout dans la villa Valmarana, près de Vicence (1757). Dans toutes ces œuvres domine une atmosphère idyllique et rêveuse, évoquée par des couleurs tendres. Entre-temps, Tiepolo prit part à l’institution de l’Académie vénitienne de peinture et de sculpture, qu’il présida de février 1756 à août 1758. Après avoir exécuté d’autres œuvres, en particulier la Sainte Tècle de la cathédrale d’Este (1759) et les fresques des palais Porto de Vicence (1760) et Pisani de Stra (1760-1762), il partit pour Madrid, invité par Charles III d’Espagne, pour décorer le Palais royal. Sur le plafond de la salle du trône, il représenta l’Apothéose de l’Espagne , sur celui de l’antichambre l’Apothéose de la Monarchie et dans la salle de la garde l’Apothéose d’Énée , avec des décors moins tapageurs et des couleurs plus atténuées, en harmonie avec ses nouvelles exigences figuratives. Mais où Giambattista donna le meilleur de lui-même, en polémique ouverte avec Mengs, c’est dans les sept toiles de l’église du couvent d’Aranjuez (1767-1769). La plupart de celles-ci sont conservées au musée du Prado, tandis que les esquisses appartiennent à la collection Seilern de Londres. C’est là sa dernière œuvre, qui se caractérise par une tension ascétique dont témoignent une écriture tremblante et disloquée, et une couleur pâle et laiteuse.Giambattista mourut subitement et fut enterré dans l’église San Martin de Madrid. L’itinéraire pictural de Tiepolo le range parmi les maîtres de la peinture européenne; ils seront nombreux à se souvenir de son message, de Goya à Delacroix, de Corot à Boucher. Tiepolo a laissé en outre un recueil de dessins et trente-huit eaux-fortes, dont les célèbres Scherzi et Capricci .Les fils de GiambattistaGiandomenico fut l’élève et le collaborateur de son père. Dans ses premières peintures, il reprend de façon conventionnelle les thèmes paternels (Chemin de croix de l’église de San Polo à Venise, exécuté en 1747-1749, toile de l’église paroissiale de Merlengo, datée de 1750). On peut en dire autant des trois dessus-de-porte de la Kaisersaal de Würzburg (1751), qui cependant se caractérisent par un souffle intimiste et rien moins qu’héroïque. Cette veine personnelle s’affirma progressivement dans les tableaux de genre, Charlatans , Menuet , Mascarade , et dans la décoration de la villa Valmarana (1757), qu’il exécuta avec son père, et qui représente, souvent avec ironie, les faits et gestes de la vie quotidienne. À Madrid, où il séjourne de 1761 à 1770, ce qu’il a laissé de plus valable doit être recherché moins dans ses œuvres de grande dimension (Glorification de l’Espagne de l’antichambre du Palais royal) que dans ses petites toiles d’inspiration plus intimiste (Le Nouveau Monde , Les Chiens danseurs , L’Arracheur de dents , Le Bachot , Les Polichinelles ) et dans les deux épisodes de l’Éducation de l’infant d’Espagne (collection particulière, Bergame), certainement exécutés avec l’aide de son père. À la mort de celui-ci, l’artiste rentra à Venise, où il fut élu d’abord maître (1772) puis président (1780) de l’Académie. Il poursuivit son activité dans la ligne de l’enseignement paternel, avec un style académique dénué de mordant. Les fresques de la villa de Zianigo (1791-1797), conservées aujourd’hui à Venise au musée de la Ca’ Rezzonico, font cependant exception. Les thèmes qui lui étaient chers dans Le Nouveau Monde , le Menuet et les Aventures de Polichinelle reprennent une vigueur débordante de réalisme et de sous-entendus sociaux. Giandomenico se consacra aussi à la gravure, et laissa en particulier la savoureuse Fuite en Égypte , mais il échappe rarement à l’influence de son père, qui était riche des possibilités les plus modernistes et les plus anticonformistes. La revalorisation de ce peintre pourra offrir de nouvelles occasions de jugement; mais elle est compromise par la tentative visant à lui attribuer des œuvres telles que le Consilium in arena du Museo civico d’Udine et le Procurateur de la pinacothèque Querini-Stampalia de Venise qui, par leur conception et leur qualité, appartiennent indubitablement à Giambattista.D’abord tributaire de l’œuvre de son père, Lorenzo Baldissera fut ensuite fasciné par celle de Mengs; il s’affirma en particulier dans l’art du portrait. Il sut saisir des moments de la vie populaire, sous un angle critique et psychologique, mais sa stature artistique est modeste.
Encyclopédie Universelle. 2012.